Merano-Untermais, Pension Ottoburg (avril 1920?)
Chère Madame Milena,
(...)
Je maperçois tout à coup que je ne me rappelle au fond aucun détail particulier de votre visage. Seulement votre silhouette, votre costume, au moment où vous êtes partie, entre les tables du café de cela, oui, je me souviens.
(
)
(Merano, 29 mai 1920?)
Chère Madame Milena,
Que la journée est brève! Vous suffisez à la remplir, à part quelques rares bagatelles; la voilà déjà terminée. A peine me reste-t-il une bribe de temps pour écrire à la vraie Milena, lencore plus vraie étant restée ici toute la journée, dans la chambre, sur le balcon, dans les nuages.
(
)
Puis-je recevoir encore une lettre dici samedi ? Quen pensez-vous ? Ce serait possible. Mais cette rage de lettres est insensée. Une seule ne suffit-elle pas ? Ne suffit-il pas dune certitude ? Bien sûr ! Et cependant on renverse la tête, on boit les mots, on ne sait plus rien, sinon quon ne veut pas cesser. Expliquez-moi ça, Milena, Mme le Professeur Milena !
(Merano, 3 juin 1920)
Jeudi
(
)
Jéprouve parfois limpression que nous habitons une même pièce avec deux portes qui se font face ; chacun tient la poignée de la sienne ; à peine un cil bouge-t-il chez lun, lautre est déjà derrière sa porte ; que le premier ajoute un mot, lautre a déjà certainement refermé sa porte, on ne le voit plus. Il rouvrira, car cest une pièce quon ne peut peut-être pas abandonner. Si le premier nétait pas comme lautre, il garderait son calme, il aimerait apparemment mieux ne pas regarder ce que fait le second, il ferait petit à petit régner lordre dans la pièce comme si cétait une chambre pareille à toutes les autres ; au lieu de quoi il travaille comme lautre de sa porte, il arrive même que chacun soit derrière la sienne et que la belle pièce reste vide.
(Merano, 4 juin 1920)
Vendredi
(
)
Et dabord, Milena : quest-ce que lappartement doù vous mavez écrit dimanche ? Vaste et vide ? Vous êtes seule ? Jour et nuit ? Il doit être bien mélancolique évidemment de rester seule tout un après-midi de dimanche en face dun « étranger » dont le visage nest que « papier à lettres écrit ». Que mon sort est meilleur ! Ma chambre est petite, sans doute, mais la vraie Milena sy trouve, celle qui a dû vous échapper dimanche et, croyez-moi, cest merveilleux dêtre avec elle.
(Merano, 13 juin 1920)
Dimanche
(...)
(Milena, quel nom riche et dense! Si riche, si plein, quon peut à peine le soulever ! Et au début pourtant il ne me plaisait pas beaucoup ; je voyais un Grec ou un Romain, égaré en Bohême, violenté par le tchèque, déformé par la prononciation ; alors que cest, prodigieusement, par la couleur et par la forme, une femme quon porte dans ses bras, quon arrache au monde, ou au feu, je ne sais, et qui se presse dans vos bras, docile, confiante ; il ny a que laccent sur le « i » qui détonne, le nom va-t-il vous échapper des bras ? Ou nest-ce que limpression que vous cause le saut de joie que vous faites avec votre charge ?)
(Merano, 15 juin 1920)
Mardi
Ce matin, de bonne heure, jai encore rêvé de toi. Nous étions assis côte à côte, et tu me repoussais, sans méchanceté, gentiment. Jétais très malheureux. Non à cause de ton geste, mais à cause de moi qui traitais ton silence comme celui de nimporte quelle femme au lieu de prêter attention à la voix qui parlait en lui et qui me parlait précisément à moi.
(
)
(Merano, 25 juin 1920)
Oui, nous commençons à mal nous comprendre, Milena. Tu penses que je voulais taider, alors que je ne voulais aider que moi. Nen parlons plus. Et je ne tai pas non plus demandé de somnifères, que je sache. (
)
(Merano, 25 juin 1920)
Vendredi soir
(
)
Existe-t-il au monde, Milena, autant de patience quil men faut ? Dis-le-moi mardi.
(Prague, 6 juillet 1920)
Mardi, de grand matin
(
)
Je ne sais ce que jai, je ne puis plus rien técrire de ce qui nest pas ce qui nous concerne seuls, nous dans la cohue de ce monde. Tout ce qui est étranger à cela mest étranger. Et cest injuste ! Et cest injuste ! Mais mes lèvres balbutient et je cache mon visage sur tes genoux.
(Prague, 19 juillet 1920)
Lundi
(
)
Ce matin par exemple, soudain, je me suis mis à avoir peur, à avoir peur dans mon amour, à avoir peur le cur serré, que tu arrives tout à coup à Prague, trompée par quelque détail fortuit. Mais pourrais-tu te décider sur un détail, toi qui vis si intelligemment ta vie jusquau tréfonds ?
(Prague, 26 juillet 1920)
Lundi, plus tard
(
)
Et au fond, nous faisons tous deux que répéter la même chose dans nos lettres. Une fois, je demande si tu es malade et tu me parles maladie ; une autre fois, je veux mourir, ensuite cest toi ; une fois, je veux pleurer devant toi comme un petit garçon, tu veux pleurer devant moi comme une petite fille. Et une fois, et dix, et mille, et tout le temps, je veux être près de toi, et tu dis de même. Assez, assez.
Et je nai toujours pas de lettre mexpliquant ce que ta dit le médecin, lambine que tu es, méchante épistolière, mauvaise chérie. Non, rien
me taire entre tes bras.
(Prague, 30 juillet 1920)
Vendredi
Tu veux toujours savoir, Milena, si je taime ; cest une grave question à laquelle on ne saurait répondre dans une lettre (même pas dans ma dernière lettre dominicale). Si nous nous revoyons un jour prochain, je te le dirai, sois-en certaine, à condition que ma voix ne me trahisse pas. Tu ne devrais pas me parler de venir à Vienne ; je ne viendrai pas, mais toute allusion à un tel voyage me fait leffet dune petite flamme que tu me promènerais sur la peau. Cest déjà tout un incendie ; il ne séteint pas ; il continue de brûler aussi fort et même plus. Ce nest pourtant pas ce que tu cherchais.
(...)
(Prague, 7 août 1920)
Samedi
Gentil ? Patient? Suis-je gentil et patient? Je ne le sais vraiment pas. Je sais seulement quun tel télégramme me fait du bien pour ainsi dire dans tout le corps, et ce nest pourtant quun télégramme et non pas une main tendue.
(
)
(Prague, 9 août 1920)
Samedi/lundi après-midi (je ne pense manifestement quà samedi)
Tu mas demandé une fois comment je pouvais dire « bon » ce samedi que jai passé avec langoisse au cur ; cest bien facile à expliquer. Comme je taime (et je taime, tête dure, comme la mer aime le menu gravier de ses profondeurs ; mon amour ne tengloutit pas moins ; et puissé-je être aussi pour toi, avec la permission des cieux, ce quest ce gravier pour la mer !) ; comme je taime, jaime le monde entier ; ton épaule gauche en fait partie ; non, cest la droite qui a été la première et cest pourquoi je lembrasse, sil men prend fantaisie (et si tu as lamabilité de la dégager un peu de ta blouse) ; ton autre épaule en fait aussi partie, et ton visage au-dessus du mien dans la forêt, et ton visage au-dessous du mien dans la forêt, et ma tête qui repose sur ton sein presque nu. Et cest pourquoi tu as raison de dire que nous navons déjà fait quun ; ce nest pas cela qui me fait peur, cest au contraire mon seul bonheur, mon seul orgueil, et je ne le limite pas à la forêt.
(
)
(Prague, 10 août 1920)
Mardi
(
)
Sais-tu dailleurs que tu mas été donnée le jour de ma confirmation ? (Il existe aussi chez les Juifs une sorte de confirmation)Je suis né en 83, javais donc treize ans quand tu es née. Le jour où lon a treize ans est une fête solennelle ; je dus aller réciter au temple un petit morceau péniblement appris par cur, en haut, près de lautel, et tenir ensuite à la maison un discours (également appris). Je reçus aussi beaucoup de cadeaux. Mais jimagine que je ne fus pas tout à fait content, il me manquait encore quelque chose et je le demandais au ciel ; il se fit attendre jusquau 10 août. Oui, bien sûr, jaime beaucoup relire tes dix dernières lettres, encore que je les sache par cur. Mais relis les miennes, de ton côté, tu y trouveras une foule de questions (tout un pensionnat de jeunes filles)
Vendredi
Au lieu de dormir, jai passé la nuit avec tes lettres (pas tout à fait volontairement, je dois lavouer). Cependant, je ne suis pas encore dans le dernier dessous. A vrai dire, je nai pas reçu de lettre, mais cela ne fait rien non plus. Il vaut beaucoup mieux maintenant ne pas sécrire chaque jour ; tu ten es rendu compte en secret, avant moi. Les lettres quotidiennes, au lieu de fortifier, dépriment ; autrefois, je buvais ta lettre dun trait, et je devenais aussitôt (je parle de Prague, non de Merano) dix fois plus fort et dix fois plus altéré. Mais maintenant, cest tellement triste ! je me mords les lèvres en te lisant ; rien nest plus sûr, sauf la petite douleur dans les tempes.
(Prague, 28 août 1920)
Samedi
Que cest beau, que cest beau, Milena! Que cest beau ! Je ne parle pas de ta lettres elle-même (de mardi), mais de la paix, de la confiance, de la sérénité qui lont dictée.
(Prague, 31 août 1920)
Mardi
Je recommence à déchirer des lettres ; une hier soir. Tu es très malheureuse à cause de moi (à cause dautres choses aussi, bien sûr, tout se conjugue), dis-le toujours plus franchement. Dun seul coup, ce nest pas possible naturellement.
(Prague, 14 septembre 1920)
Mardi
(
)
Cest à peine si jose lire tes lettres ; je ny parviens quavec des répits ; je ne supporte pas la souffrance quelles me causent. Milena (à nouveau je fais une raie dans tes cheveux et je les écarte sur le côté), suis-je un si méchant animal ? méchant pour moi, non moins pour toi ? nest-ce pas plutôt ce qui est derrière moi et me harcèle, qui est méchant ? mais je nose même pas dire que cest méchant ; cest seulement lorsque je técris quil me semble que cest ainsi et que je le dis.
(
)
(Prague, septembre 1920)
(
)
Hier jai rêvé de toi. Le détail men échappe ; ce que je me rappelle seulement, cest que nous ne cessions de nous transformer lun en lautre ; jétais toi, tu étais moi.
(
)
(Prague, septembre 1920)
Pourquoi me parler, Milena, dun avenir commun qui ne sera jamais ? Est-ce précisément parce quil ne sera pas ?
(
)
Tu as peur quand tu penses à la mort ? Je nai quune effroyable peur de souffrir. Cest mauvais signe. Vouloir la mort sans souffrance est mauvais signe. Autrement, je peux oser la mort. Jai été envoyé comme la colombe de la Bible, je nai rien trouvé de vert, je rentre dans lArche obscure.
(
)
(Prague, mi- novembre 1920)
(...)
Tous les après-midi, maintenant, je me promène dans les rues ; on y baigne dans la haine antisémite. Je viens dy entendre traiter les Juifs de Prasivé plemeno. Nest-il pas naturel quon parte dun endroit où lon vous hait tant ? (Nul besoin pour cela de sionisme ou de racisme). Lhéroïsme qui consiste à rester quand même ressemble à celui des cafards quon narrive pas à chasser des salles de bain.
(Prague, mi-novembre 1920)
Je suis comme toi. Je pense souvent quil faut que je técrive une chose, et ensuite je ny parviens pas.
(...)
(Prague, novembre 1920)
(...) Ta lettre déjà exprime limmense, lirrésistible déception que je te fais éprouver et maintenant ceci encore- tu mécris que tu nas plus despoir, mais que tu as lespoir de pouvoir téloigner de moi tout à fait. (
)
(Prague, novembre 1920)
Samedi soir
(...)
Je viens donc de passer tout mon temps sur une lettre, sans rien faire dautre, jusquà une heure et demie du matin ; je lai regardée, et toi à travers elle. Parfois (ce nest pas en rêve), voici ce que je vois : tes cheveux cachent ton visage, je réussis à les partager et à les rejeter sur la droite et la gauche, ton visage apparaît alors, je promène mes doigts sur ton front et tes tempes et je le tiens entre mes mains.
(Prague, début avril 1922)
Voilà déjà bien longtemps Madame Milena, que je ne vous ai plus écrit, et, aujourdhui encore, je ne le fais que par suite dun hasard. Je naurais pas au fond à excuser mon silence, vous savez comme je hais les lettres. (
) La grande facilité décrire des lettres doit avoir introduit dans le monde du point de vue purement théorique un terrible désordre des âmes : cest un commerce avec des fântomes, non seulement avec celui du destinataire, mais encore avec le sien propre ; le fantôme grandit sous la main qui écrit, dans la lettre quelle rédige, à plus forte raison dans une suite de lettres où lune corrobore lautre et peut lappeler à témoin. Comment a pu naître lidée que des lettres donneraient aux hommes le moyen de communiquer ? on peut penser à un être lointain, on peut saisir un être proche : le reste passe la force humaine. Ecrire des lettres, cest se mettre nu devant les fantômes ; ils attendent ce moment avidement. Les baisers écrits ne parviennent pas à destination, les fantômes les boivent en route. Cest grâce à cette copieuse nourriture quils se multiplient si fabuleusement.(
)